Lors de son dernier workshop du mois d’octobre 2019, le groupe de recherches Popkult60 a eu le plaisir de recevoir l’historienne Ludivine Bantigny, Maîtresse de conférences à l’Université Rouen-Normandie, et spécialiste de l’histoire des mouvements sociaux en France.
Sa communication, intitulée « Une culture engagée ? Jeunes, cultures et conflictualité en France dans les années 60 », venait enrichir nos travaux du moment sur les concepts de « génération(s) et générationalité » qui ont animé les discussions pendant les deux jours passés à Mersch, Luxembourg. Nous étions en effet accueillis par le Centre National de Littérature, dont le représentant – Claude Conter – a rappelé les missions en introduction de la communication. Il fut suivi par Andreas Fickers, pour la présentation au public de notre projet, et par Benoît Majerus, qui fit, notamment, l’éloge du dernier ouvrage de notre invitée : 1968. De Grands soirs en petits matins, une monographie qui se penche sur l’histoire de Mai 68 en France, et dont toute la force réside dans l’usage d’archives encore non mobilisées sur le sujet, qui permettent d’avoir le point de vue d’acteurs au-delà des habituels porte-paroles. Ludivine Bantigny a ouvert sa communication, qui portait sur « les jeunes » en France des années 1960, en relevant les contradictions au cœur de son acteur principal : la jeunesse. Il ne s’agit pas, en effet, d’une entité fixe, mais bien d’une entité traversée de conflits et paradoxes (de par leurs origines socio-culturelles et géographiques notamment, leur genre, occupations, etc.). Les années 1960 sont un moment clé pour l’apparition de cette catégorie, un moment où les jeunes se constituent réellement en groupe, notamment parce qu’ils ont enfin « le temps d’être jeunes », mais aussi par la prise de conscience d’appartenir à un tel groupe, caractéristique essentielle de la générationalité.
Cette construction d’une conscience de « génération » passe par plusieurs éléments. La fin des années 1950 marque, tout d’abord, l’apparition des premières représentations, plutôt négatives, d’une telle « génération », et l’on peut citer, entre autres, les enquêtes, sondages et discours sur cette jeunesse qui inquiète, mais aussi les films de James Dean, Les Tricheurs de Marcel Carné et le mythe fabriqué médiatiquement des blousons noirs – et, par extension, de ses équivalents anglais et allemands. De façon générale, ce sont les thèmes de la violence et de l’excès qui dominent et sont associés aux jeunes. Toutefois, ce sont des visions extérieures qui décrivent la jeunesse, et à l’inverse, les Quatre cent coups de François Truffaut tout comme A bout de souffle de Godard contrastent avec cette vision car ils laissent la jeunesse s’exprimer, ils brisent les codes cinématographiques du « cinéma à Papa ».
Comme l’a indiqué notre invitée, il est toutefois important de confronter cette jeunesse fantasmée avec la réalité du cotexte français au début des années 1960. Beaucoup de jeunes hommes sont en effet envoyés faire leur service militaire en Algérie, où ils sont confrontés à la brutalité de la guerre et soumis à une propagande militariste, que la professeure Bantigny définit par ailleurs comme intergénérationelle, puisque les jeunes appelés se retrouvent inscrits dans une tradition qui remonte à la Première guerre mondiale, en passant par la Résistance, etc. Les jeunes, souvent étudiants, qui se rebellent contre cela sont, en réalité, assez peu nombreux, ce qui contraste avec les représentations d’une jeunesse contestataire. Ceux qui rentrent d’Algérie sont d’ailleurs confrontés à cette autre jeunesse, celle de leurs cadets qui n’ont pas connu le conflit. Une culture critique, de rejets de évidences, fait néanmoins son apparition dans les années 1950 et 1960. A l’international avec Aldous Huxley et The Doors of perception, Jack Kerouac et On the Road, ou encore The Benefactor de Susan Sontag. Les « provos » aux Pays-Bas sont un autre exemple avancé, tandis qu’en France, Ludivine Bantigny voit dans le situationnisme, mouvement révolutionnaire, artistique et marxiste, l’expression de cette nouvelle culture critique. Par ailleurs, une culture propre à la jeunesse se développe, notamment avec l’apparition d’un « marché des jeunes » dans les années 1960. Au sein de celui-ci, elle distingue trois pôles : le pôle jazz, le pôle rock (avec Elvis, Vince Taylor, etc.) et le pôle « Salut les Copains », en référence à l’émission d’Europe n°1 et à son magazine, qui offre une culture (avec Johnny Hallyday et Sylvie Vartan notamment) qu’elle définit comme « guimauve », qui illustrerait bien une société en réalité profondément genrée, normée et calme.
La communication s’arrêta bien entendu sur le « moment Mai 68 » en France. Bien connu, il est néanmoins important d’en rappeler le contexte global, international et internationaliste, où l’opposition à la Guerre du Vietnam est omniprésente. Des protestations contre les diverses formes d’autorité bourgeonnent partout dans le monde, de Paris à Prague, en passant par San Francisco, Dakar et Tokyo. Toutefois, « Mai 68 » se démarque tant, c’est surtout par la violence et les répressions policières durant les événements. En commentaire d’un extrait vidéo, Ludivine Bantigny souligna le rôle essentiel joué par les femmes dans le mouvement et aussi le besoin de passer par l’histoire des émotions pour saisir ce qui traverse cette génération. En exemple, notre invitée prend le cas de « Jocelyne » une jeune ouvrière, au cœur d’un court film, qui s’oppose à la reprise du travail dans son usine, jusqu’alors en grève. Ses cris, ses émotions, ses craintes, sont toutes présentes et reflètent ce que d’autres de cette génération pouvaient ressentir. Afin de nuancer, il est essentiel de rappeler que, fin mai 1968, une grande manifestation en soutien au général De Gaulle est organisée à Paris, et de nombreux jeunes y participent également, ce qui appuie le besoin de garder en tête la diversité de « la jeunesse ». Une dernière remarque en conclusion relevait l’importance des références historiques. Mai 68 s’appuyait notamment sur des références à la Commune de Paris, et, en retour, servait d’inspiration aux manifestations contre le CPE sous le gouvernement Sarkozy ou, plus récemment, le mouvement populaire des Gilets Jaunes, qui invitaient à recommencer Mai 68, là où le gouvernement le commémorait.
La communication fut suivie par une discussion qui permit de revenir, entre autres, sur la formation de cette jeunesse comme « génération » et sur l’importance des relations inter-générationelles et les façons dont les historiens peuvent les étudier. L’intersectionalité des jeunes mobilisés est un autre point sur lequel Ludivine Bantigny insiste ; en particulier les rencontres entre étudiants et ouvriers, qui viennent nuancer les séparations sociales au sein de cette jeunesse contestataire. Nous remercions chaleureusement notre invitée pour sa communication passionnante et passionnée, ainsi que pour les discussions qui ont suivi dans la soirée et le lendemain.
Richard Legay